Chapitre 14
Ce fut une nuit horrible, pleine d’alertes et de frayeurs. Le fleuve, déjà dangereux de jour, se déchaînait dans l’obscurité. La barque fut secouée, ballottée, lancée contre des rochers et noyée sous d’énormes paquets d’eau sale. On aurait dit que l’Ouragane cherchait à couler les voyageurs ; comme s’ils étaient coupables d’un terrible sacrilège, et que le fleuve était chargé de les punir. Les dieux semblaient pourtant du côté de Centaven, car la frêle embarcation résista à toutes ces attaques. Les aventuriers s’en tirèrent avec quelques bleus, et une nuit sans sommeil. Ils avaient essayé d’accoster à plusieurs reprises, mais des paires d’yeux luisants les menaçaient à chaque fois sur le rivage, accompagnés de hurlements si terribles qu’ils auraient fait fuir même un loup. Gill comprenait mieux pourquoi si peu de gens vivaient au Champ-de-cailloux. Quand le soleil se leva enfin, les voyageurs étaient allongés au fond de la barque humide, épuisés et transis de froid. Menesis n’avait pas lâché le Coquillage de la nuit. Cork n’avait cessé de jurer et de maudire les pirates, les fantômes, et même la reine. Gill avait eu quelques hallucinations bizarres qui lui donnèrent la migraine : des apparitions de spectres, surtout, qu’il était seul à remarquer.
Dans la lumière blême du petit matin, le fleuve semblait plus calme. Peut-être l’était-il vraiment, à l’approche du lac Foncé. Les aventuriers pouvaient au moins se réjouir d’avoir gagné une journée : si tout allait bien, ils atteindraient Massara avant le soir. Cork fut le premier à trouver la force de se relever, et Gill l’imita peu après pour examiner les environs. Le paysage se modifiait : les collines moussues et buissonneuses du Champ-de-cailloux commençaient à laisser la place à un décor plus étrange encore, celui du pays des Ornières.
Ce n’était qu’une succession de tranchées à l’origine mystérieuse et au dessin irrégulier. Certaines étaient assez profondes pour accueillir une petite ville, disait-on. D’autres – la plupart – étaient fines et parallèles, comme creusées par un râteau véritablement titanesque. Toute la région grouillait d’une vie en rapport avec ce paysage surprenant : les arbres poussaient dans les trous, les oiseaux faisaient leur nid sur l’herbe, et une armée de rongeurs passait son temps à explorer le labyrinthe formé par ces milliers de sillons.
Menesis daigna bientôt se redresser à son tour. La première chose qu’il fit fut de planter son regard dans celui de Gill :
— Qu’est-ce que tu as au visage ? demanda-t-il en plissant les yeux.
— Quoi ? s’inquiéta le garçon. Je suis blessé ?
— Non, mais… je te trouve une drôle de tête.
— C’est pas étonnant, commenta Cork. Après une nuit pareille ! Au lieu de dire des bêtises, il faudrait qu’on décide de ce qu’on va faire !
Gill les laissa commencer une nouvelle dispute. La remarque de l’astrologue l’avait effrayé : il se sentait effectivement un peu bizarre, pas dans son assiette. Sa vue était brouillée, et ses oreilles semblaient plus sensibles que d’habitude. Et s’il était tombé malade ? C’était bien possible, après son bain forcé !
— Je répète qu’on ferait mieux d’abandonner ce Triton de malheur, s’entêtait le guerrier. Puisque les spectres y sont emprisonnés, balançons le tout à l’eau et rentrons chez nous !
— Ça ne marchera pas, refusa Menesis. Un jour ou l’autre, quelqu’un libérera les fantômes, et ils chercheront à se venger. Même si c’est dans mille ans ! Vous comprenez que votre âme n’aura pas de repos, d’ici là ?
— Ce que je comprends surtout, c’est que rien ne serait arrivé si tu avais laissé ce truc en paix ! grogna Cork. Si tu n’avais pas réveillé toutes ces horreurs avec tes expériences à la noix…
— Sans moi, vous n’auriez jamais appris que des spectres hantaient le palais ! lança l’astrologue.
— Quelle importance, puisque personne ne les voyait ? La vie était très bien comme ça !
— Bon. Mais ce qui est fait est fait, trancha Menesis. Maintenant, vous êtes concernés autant que moi. Nous devons absolument mettre un terme à la malédiction de Massara !
— Vous… vous savez qui sont tous ces fantômes ? osa demander Gill. Que leur est-il arrivé ? L’astrologue posa sur lui un regard perçant. Le garçon comprit qu’il abordait un sujet sensible. Fallait-il parler de la perle ou pas ? Il n’arrivait pas à se décider.
— Tout ce que je sais, c’est que la malédiction remonte au temps de la chute de Massara, finit par répondre Menesis, il y a quatorze siècles au moins. Les spectres peuvent être aussi bien ceux de seigneurs vertueux que ceux de la pire racaille de l’époque. Je n’en ai aucune idée !
Gill acquiesça poliment, puis se détourna pour échapper au regard inquisiteur de l’astrologue. Pourquoi avait-il l’impression que celui-ci mentait ?